L’avocat franco-palestinien Salah Hamouri, expulsé d’Israël en décembre dernier, était à Toulouse mardi 16 mai pour témoigner de la situation en Palestine et de celle des prisonniers politiques. Son intervention a été perturbée de bout en bout, parfois violemment, par des militants sionistes très organisés. Chouf Tolosa y était. Récit et commentaire.
La soirée
Mardi 16 mai, bourse du travail de Toulouse, un peu avant 19 heures. Environ 300 personnes arrivent peu à peu, toutes générations confondues, pour venir écouter le témoignage de Salah Hamouri, avocat franco-palestinien de 38 ans expulsé de Palestine le 18 décembre dernier, après avoir passé près de 10 ans dans les geôles israéliennes (voir notre compte-rendu de son intervention). Il s’agit d’une soirée ouverte au public et prévue en deux temps : son témoignage puis des questions de la salle. L’association France Palestine Solidarité, le Comité Palestine Solidarité Toulouse et la CGT organisent et accueillent cet événement soutenu par 26 autres organisations.
Le Conseil Représentatif des Institutions Juives de France (CRIF), organisation soutenant le gouvernement israélien et considèrant Salah Hamouri comme un « terroriste », a pourtant décidé de s’y rendre. Bien avant que la soirée débute, Nicole Yardeni, ancienne présidente du CRIF de Haute-Garonne, adjointe à la culture du maire (ex-LR) de Toulouse, Jean-Luc Moudenc, a pris place dans la salle. Elle a le bras en écharpe et les personnes assurant le service d’ordre (SO) de la soirée l’ont laissé pénétrer avant tout le monde. Non loin d’elle, se trouve Marc Sztulman, élu socialiste au Conseil régional d’Occitanie, ex-responsable du CRIF régional. D’autres personnes les entourent. Parmi elles, figurent au moins deux militants du groupuscule radical la Brigade juive qui avaient agressé des membres de la campagne Boycott désinvestissement sanction (BDS) en 2015, a pu vérifié Chouf Tolosa .
Malgré cette configuration, le contrat tacite du SO, coordonné par la CGT, est de laisser s’installer tout le monde mais d’inviter à sortir les éventuels fauteurs de trouble en cas de perturbation.
Celles-ci ne vont pas tarder. Rapidement, un groupe, pour la plupart des quinquagénaires, commence à interrompre bruyamment la rencontre et à insister pour rester dans la salle malgré les huées du public venu écouter Salah Hamouri. Première situation de tension : le SO intervient, s’ensuit une bousculade pour tenter d’escorter les perturbateurs dehors. Des individus lambdas s’en mêlent, dont des jeunes inconnus des structures organisatrices. Nous y reviendrons.
Un des membres du groupe de l’esclandre, habillé tout de noir, casquette sur le crâne, style plutôt bon chic bon genre, profite du chahut pour jeter une chaise dans la foule. Celle-ci atterrit sur une dame âgée assise. Les échanges houleux continuent : aux « Palestine vivra, Palestine vaincra ! » des un·es, répondent des insultes claires du côté des provocateurs : « terroristes ! », « bâtards ! » « assassins ! ». Quelques coups sont échangés après que l’un d’entre eux ait chargé un participant au meeting. Le SO canalise rapidement la situation et évite la surenchère. Côté organisation, il est clairement exprimé au micro qu’il ne faut ni répondre aux provocations, ni céder à la violence. Ce mot d’ordre sera répété et tenu jusqu’au bout, malgré les paroles haineuses et les actes de violences des personnes venues perturber la soirée.
Quelques minutes plus tard, des hommes un peu plus jeunes entrent en action. Cris, intervention du SO, bousculade, sortie des chahuteurs, participation au chaos de personnes inconnues. Au total, cette situation va se répéter à six reprises au cours de la soirée. Mettant en scène différents profils, de différents âges, hommes et femmes, répondant visiblement à des consignes précises : à plusieurs reprises, Chouf Tolosa a pu observer dans la salle des personnes en train de « textoter » discrètement sur leur smartphone juste avant que d’autres personnes se mettent à circuler et qu’un point de fixation se crée autour d’une interruption intempestive du témoignage de Salah Hamouri.
Sans aucun doute possible, le déclenchement d’hostilités à intervalles réguliers était prémédité et bien organisé. Et l’adjointe au maire de Toulouse, Nicole Yardeni, y a pris sa part en interrompant Salah Hamouri pour lui reprocher d’utiliser le terme de « déportation » pour qualifier son expulsion de Palestine. Refusant de quitter la salle, mobilisant autour d’elle des personnnes s’indignant à haut cris qu’on la « frappe » – ce qui ne s’est pas produit -, l’élue et ses amis ont envenimé et prolongé la scène jusqu’à ce que Nicole Yardeni soit « exfiltrée » de la salle par des membres de l’organisation qui ont veillé à ce qu’elle ne soit pas malmenée. Mais par qui l’aurait-elle été ?
Deux situations ont clairement donné à voir de quel bord venaient les violences. La première : à chaque cortège d’exfiltration des fauteurs de trouble – avec des cris allant de « Vive Israël ! » à « Hamouri terroriste ! » -, un groupe de jeunes hommes, la plupart typés maghrébins, se montrent particulièrement zélés pour escorter les perturbateurs. Questionné par le SO, intrigué par ce zèle et tentant de contenir ces éléments non identifiés, l’un des membres de ce groupe se présente comme faisant partie d’une « sécurité privée », travaillant « pour la sécurité de l’évènement » mais ne pouvant révéler l’identité de son « employeur ». Interrogé par Chouf Tolosa, un autre membre du groupe donne sensiblement la même réponse : « ils devraient nous laisser faire notre boulot, on est une société privé de sécurité » lâche-t-il. A la demande insistante du SO régulier, celui qui semble être le chef de ces « agents de sécurité » venus de nulle part, finit par dire à « ses gars » de plier bagages. Une dizaine d’hommes âgés entre 20 et 40 ans sortent alors en file indienne et passent de l’autre côté du barrage policier mis en place pour prévenir les affrontements. Après un petit moment de flottement, ils fraternisent avec les militants sionistes sortis de la salle auparavant. Visiblement, le « service de sécurité privée » vient de retrouver ses commanditaires…
Seconde situation : après l’intervention de Salah Hamouri, un homme disant se prénommer Ousmane et être de nationalité sénégalaise prend le micro pour livrer des propos un peu incohérents et véhéments, déclenchant une nouvelle fois les huées du public. Il se tourne alors vers la tribune et tente d’agresser Salah Hamouri en retournant la table derrière laquelle l’avocat palestinien se tient. Décidément très sollicité, le SO met l’assaillant à terre, avant de le saisir pour le sortir de la Bourse du travail. La séquence s’achève dans l’entrée du bâtiment où l’homme difficilement maîtrisable fait chuter une table de présentation d’artisanat palestinien : environ 200 euros de vaisselle brisée pour conclure cette scène violente sans qu’à aucun moment cet homme, qui prétendra par la suite avoir lui-même été agressé, n’explique son attitude où ne se revendique d’une structure ou d’un collectif identifiable. Mais selon plusieurs témoignages recueillis par Chouf Tolosa, il avait, dès son entrée dans la salle en début de soirée, « commencé à filmer un peu tout le monde avec son smartphone ».
La suite et la fin de la soirée se sont passées autour d’un petit buffet dans une ambiance chaleureuse.
De fait, le CRIF et ses soutiens n’ont pas réussi à faire annuler l’intervention de l’avocat comme il avaient tenté de le faire en amont, et ils n’ont pu l’empêcher de s’exprimer. Pour autant, leur virulente stratégie de déstabilisation a choqué nombre des personnes présentes. Beaucoup ont quitté la salle marqués par la « violence » des éclats destinés à parasiter la soirée.
Mercredi 17, au lendemain de son intervention à Toulouse et avant celle qu’il a livré le soir même à Pau, où la soirée s’est déroulée sans accroc, Salah Hamouri a porté plainte au commissariat de Toulouse. Nicole Yardeni a également porté plainte.
L’after
Le 15 mai, veille de l’intervention de Salah Hamouri à Toulouse, le peuple palestinien commémorait le 75e anniversaire de la « Nakba », la catastrophe de 1948, le début de l’expulsion et de la dépossession (voir par exemple cet article sur Orient XXI). Comme l’a rappelé l’avocat palestinien au cours de sa conférence de presse, ce peuple est aujourd’hui éparpillé dans cinq espaces différents : la Cisjordanie, mitée par la colonisation ; la bande de Gaza, minuscule territoire totalement encerclé, punching-ball de l’armée israélienne ; Jérusalem-Est, en proie à une politique toujours plus agressive de « dépalestinisation » ; Israël où les Palestinien·es de 1948 sont traité·es en citoyen·nes de seconde zone ; et enfin la diaspora qui, de Beyrouth à Toulouse en passant par Paris et Amman, rêve encore de retour (« al Awda »).
Les accords d’Oslo, signés il y a trente ans à Washington, ont accouché d’une Autorité palestinienne bridée devenue au fil des ans l’administration – sous tutelle israélienne – d’un territoire croupion. Le Fatah comme le Hamas ont largement perdu la confiance que leur accordait la population il y a encore une quinzaine d’années. Israël qui ne respecte pas le droit international a mis à profit ces trois décennies d’illusion du « processus de paix » pour accroître sa colonisation des territoires et rendre caduque la perspective d’une solution à deux Etats. Le pays est aujourd’hui gouverné par une équipe d’extrême-droite avec à sa tête un premier ministre, Benyamin Netanyahou, multi mis en examen pour des affaires de corruption. Le 9 mai, une semaine avant la venue de Salah Hamouri à Toulouse, un enfant de 4 ans, Tamim, est mort dans la bande de Gaza, chez lui. Son coeur a lâché après une attaque de panique causée par les bombardements israéliens. Rien de très exceptionnel : juste le quotidien de Gaza. Salah Hamouri a, lui, témoigné de la dure situation des prisonnier·es politiques dans les geôles de l’autoproclamée « seule démocratie du Proche Orient ».
C’est de toute cette réalité politique dont les participant·es entendaient parler lorsqu’ils se sont rendus à la Bourse du travail de Toulouse, mardi 16 mai. Et ils ont pu le faire malgré les manoeuvres de la trentaine de personnes venues perturber la soirée. Ces derniers ont cependant en partie atteint leur objectif: la venue de Salah Hamouri à Toulouse n’a donné lieu à aucun article, aucun échange autour de la situation en Palestine dans les heures et les jours qui ont suivi. La presse et la ville n’ont bruissé que d’une fantasmée « agression d’élus ».
Le soir même, La Dépêche du Midi publie un article titrant sur « l’ancienne présidente du Crif bousculée ». Alors que l’objet de la soirée – la situation en Palestine – relève de politique et de géopolitique, le quotidien toulousain choisit curieusement de le publier sous la rubrique « Religion ». Entretenant ainsi, de fait, la mortifère confusion entre conflit politique et conflit religieux que le sionisme a toujours mobilisé pour assimiler l’antisionisme – un positionnement politique -, à l’antisémitisme -un racisme – (sur ce sujet, on peut notamment lire cet article de Sylvain Cypel). De son côté, France Bleu y va de son papier évoquant des « élus évacués de force ». Le lendemain, France 3 publie un article plus fidèle à ce qui s’est réellement passé à la Bourse du travail.
Mais dès le 16 mai au soir, juste après l’article de la Dépêche, le maire de Toulouse, ville jumelée avec Tel Aviv depuis 1962, dégaine sur twitter quelques mots de soutien à sa « collègue élue, victime de violence ». Avant de se fendre, le lendemain, d’un communiqué intitulé « Agression de Nicole Yardeni : réaction de Jean-Luc Moudenc ». L’Union des juifs français pour la Palestine (UJFP) pointera deux jours plus tard une « alliance explicite entre le maire de droite Moudenc, le CRIF et une LDJ toujours active et toujours autorisée en France ». Il est vrai que le maire de Toulouse n’y va pas en finesse : selon lui, son adjointe a été la victime ce mardi soir à la Bourse du travail de « la remontée de l’antisémitisme, les violences faites aux femmes et les agressions envers les élus de la République ». Rien que ça. Sauf que, comme raconté plus haut et comme ont pu le voir toutes les personnes présentes, non seulement son adjointe n’a pas été agressée mais elle a au contraire été protégée par le SO.
Dans son communiqué, le maire pointe aussi une « kyrielle de structures de gauche et d’extrême-gauche au premier rang desquelles Palestine vaincra ». Rappellons ici que le collectif Palestine Vaincra a vu il y a un an tout juste le conseil d’Etat invalider sa dissolution qui avait été demandée par le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin. Quant à la « kyrielle » évoquée, elle est étoffée : la plupart des forces de la gauche politique du pays (LFI, PCF, PG, NPA), des syndicats (CGT, FSU, Solidaire, UNEF), des structures telles que Attac, la LDH, ou le MRAP et l’association locale Tactikollectif soutenaient la soirée.
Jean-Luc Moudenc – qui prend soin dans son communiqué d’habiller la « cause palestinienne » de guillemets – s’inquiète ensuite du sort du « pays ami de la France » qu’est selon lui Israël. Une référence, sans nul doute, à l’amitié que les trois derniers présidents français – Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron -, ont, durant leurs mandats successifs, largement témoigné au pouvoir israélien. Car pour ce qui est du peuple français, ce sentiment est moins net : en 2018, à l’occasion des 70 ans de l’Etat d’Israël, dans un sondage réalisé par l’Ifop pour l’Union des étudiants Juifs de France (UEJF) – insoupçonnable de sentiment pro-palestinien -, 57 % des personnes interrogées disaient avoir une « mauvaise image d’Israël », et 69 % jugeaient que « le sionisme est une idéologie qui sert à Israël à justifier sa politique d’occupation et de colonisation des territoires palestiniens ». On a vu des amitiés plus solides.
Enfin, l’élu convoque la « convivencia (…) basée sur l’acceptation de l’autre et l’échange ». Cette belle notion occitane est en réalité bien plus que « l’acceptation de l’autre » : « Un art de vivre ensemble dans le respect de l’altérité – en soi et hors de soi – en termes d’égalité », selon les termes de l’occitaniste Alem Surre Garcia (« un biais de viure amassa dins lo respièch de l’alteritat – en se e fora de se – en tota egalitat », en bon occitan). « Convivéncia » était bien présente mardi 16 au soir à la Bourse du travail. Mais, comme Chouf Tolosa a pu le constater sur place, elle était du côté de celles et ceux qui ont accueilli Salah Hamouri. Pas de ses adversaires. Et il a fallu du sang froid aux organisateurs·trices pour la préserver face aux attaques répétées des activistes pro-israéliens. « Aujourd’hui, défendre la Palestine, c’est redevenu un sport de combat… », soufflait une militante à l’issue de la soirée.