
En pleine tournée de rentrée de son spectacle « le Prénom », la danseuse et chorégraphe Maryem Dogui qui se produisait à Toulouse mardi 30 septembre a accordé une interview à Chouf Tolosa. A la tête de la compagnie La Colombe Enragée depuis plusieurs années, l’artiste franco-algéro-ivoirienne, qui n’entend pas être là pour remplir des cases et des quotas, est sensible à la question du racisme et de l’exposition des populations dites invisibles. Elle revient sur son parcours et sur ce qui l’a mené à politiser son traitement artistique du sujet.
Chouf Tolosa : Maryem, pouvez-vous raconter votre enfance et votre parcours artistique ?
Maryem Dogui : J’ai grandi au Liégat, une cité du centre-ville d’Ivry-sur-Seine dans le Val de Marne, banlieue sud de Paris. J’ai toujours dansé. La musique et la danse étaient présentes dans mon environnement familial et dans mon quartier. Je me rappelle avoir préparé des chorés entre ami.e.s en bas de la maison, chez les copines ou dans la cour de récré, mais aussi avoir beaucoup dansé lors des fêtes de familles, ou même toute seule dans ma mini chambre…
Vers mes quatre ans, ma mère m’a inscrite à un cours de danses traditionnelles d’Afrique de l’Ouest dans une association. J’ai poursuivi à l’adolescence et ça m’a amené à m’intéresser aux danses de la diaspora africaine dans le monde : le Gwoka, le Bélè, les danses yorubas, le palo mayombe, nées au fil du cheminement de la déportation des esclaves d’Afrique de l’Ouest. Je me suis beaucoup intéressée à ce qu’ils ont sauvegardé et transmis; la danse comme outil de survie et de préservation de ce qu’on veut faire disparaître de nous. En même temps, je faisais des danses dites “orientales” (Egyptiennes) et maghrébines dans une asso.
CT : Comment cet intérêt s’est transformé en pratique professionnelle ?
M.D. : Adulte, j’ai réalisé que toutes ces danses me parlaient et me faisaient du bien, sûrement dans une recherche personnelle de lien avec mes origines. J’ai aussi beaucoup réfléchi à la transformation de ces danses dites traditionnelles lorsqu’elles sortent de leur contexte folklorique. Cela me paraissait logique de les laisser à leur place et d’apprendre des danses contemporaines, pour pouvoir faire de la création. J’ai commencé à me former à Paris avant d’enchaîner par un an à Cuba à l’Instituto Superior de Arte à la Havane. Là-bas, je me suis formée en danses afro-descendantes (yoruba, palo…), en danses populaires cubaines et en danse moderne. J’ai poursuivi mon apprentissage en danse moderne au Centre James Carlès à Toulouse pendant 3 ans et en parallèle, j’ai assisté Clément Assemian, un professeur de danses traditionnelles d’Afrique de l’Ouest sur Toulouse.
A la suite de ça, j’ai monté ma compagnie et j’ai continué à me former en Angleterre, en Espagne, et un peu plus tard dans la rue avec notamment la compagnie Ex Nihilo. J’ai dansé avec des compagnies contemporaines comme celles de Max Diakok, Hamid Ben Mahi, Patrick Servius tout en gardant un pied dans les danses traditionnelles avec NaWalé (danses traditionnelles d’Afrique du Nord), Ara Brasil et la Compagnie Sandrine Plaa. Aujourd’hui je suis chorégraphe, danseuse et porteuse de projet de La Colombe enragée et je continue à danser avec d’autres compagnies, comme interprète (Ateka Compagnie, Hylel).
CT : A quel moment et de quelle manière avez-vous été confronté au racisme ?
M.D. : J’ai grandi dans un univers à la fois très protégé et très conscient du racisme. Chez nous, en quartier, c’était très mélangé, il y avait davantage de personnes racisées que de personnes blanches. On connaissait les fêtes, les traditions de tout le monde. La norme c’était nous. Mais on savait que le racisme, c’était l’extérieur. J’ai grandi avec l’idée que l’on faisait peur aux autres ; que pour nous, il fallait faire dix fois plus d’efforts, qu’on allait galérer avec nos noms et prénoms pour trouver un taf, un logement. Mon père et mes cousins se faisaient tout le temps arrêter par la police.
Je pense que la première agression raciste que j’ai vécue, c’était lors mes vacances en Normandie chez une amie de ma mère. Je devais avoir 6-7 ans et il y avait cette ambiance générale avec des gens qui me regardaient tout le temps, qui parlaient à ma mère, qui peut paraître blanche, comme si je n’existais pas ou qui lui demandaient où j’avais été adoptée, si j’avais appris à nager dans mon pays. Certains enfants refusaient de jouer avec moi, d’autres me traitaient de « sale noire ».
Adulte, lorsque je suis arrivée à Toulouse, là, j’ai vécu l’invisibilisation, le racisme ordinaire, l’exclusion insidieuse des espaces, la non représentation, le fait d’être souvent la seule personne non blanche lors de certains évènements. Et de façon plus directe, il y a eu cette agression dans un supermarché : un homme qui m’a frappé et m’a dit de rentrer chez moi parce que la France était trop généreuse avec les gens comme moi. Le magasin était rempli et personne n’a réagi.
CT : Comment avez-vous fait face à ce racisme ?
M.D. : Enfant, j’ai demandé à ma mère de ne plus retourner en Normandie. Elle m’a écoutée et a prévenu son amie que je n’avais pas été respectée dans son village.
Plus tard en 2023, ça faisait 7 ans que La Colombe enragée existait, et on n’avait toujours pas de partenaires fiables. Nous n’étions que très peu programmées, sans soutien, sans subventions. Au départ, je trouvais normal de galérer quand on vient de nulle part et qu’on n’a pas fait de grandes écoles. Mais après sept ans de travail acharné, avoir si peu de résultats, ce n’était pas normal. Surtout que pendant ce temps, on voyait des personnes « blanches » et issues d’une autre classe s’en sortir bien mieux nous. De mon côté, même en tant que danseuse contemporaine, j’étais prise uniquement dans des projets hip hop, ou par des chorégraphes racisés.
J’ai compris qu’on nous attendait seulement dans la case hip hop, et que sortir de ce cliché ne leur convenait pas. A partir de ce moment- là, j’ai commencé à dénoncer le racisme dans le milieu culturel, à en parler publiquement, à en parler aux acteur.ices et aux programmateur.rices du milieu. Cela s’est ressenti dans ma façon d’écrire des pièces, dans une autre démarche désormais. Aujourd’hui je m’adresse en priorité à celles et ceux qui sont invisibilisés.
CT : Avec le spectacle « Le Prénom », vous vous servez de votre histoire personnelle pour mettre en scène un projet. Est-ce la première fois ?
M.D. : C’est la deuxième fois, mais disons que cette fois-ci, ça va plus en profondeur car j’ai vraiment fouillé l’histoire de mes familles. Et puis comme j’étais seule, j’ai été obligée de plonger dans un travail introspectif. J’ai eu l’impression d’avoir mené une enquête historique intime et commune à la fois. C’est parti de la mort de mes deux grands-mères en 2019, l’une ivoirienne et l’autre juive d’Algérie, ça a été un déclic. J’avais envie de mieux comprendre mon histoire, de leur rendre hommage et de laisser des traces sur les récits de migration et de colonisation quand il y en a si peu. Raconter les manques, les trous de mémoires, la disparition des coutumes, la recherche des racines déterrées, la nostalgie de quelque chose qu’on ne connaît pas.
Il y a aussi « CAFEÏNE », qui parle de vie en quartier populaire. Plusieurs d’entre nous ont grandi en quartier. On est parti de nos récits, nos ressentis, nos images, nos souvenirs, mais aussi de l’actualité, de nos luttes. Pendant un an, on a été en résidence dans le quartier d’Ivry-port, ma ville natale, avec un groupe de femmes et un groupe d’ados. On voulait parler de nos histoires et de les mêler à celles et ceux qui vivent encore en quartier et ne sont pas forcément artistes.
Dans CAFEÏNE, il y a un enregistrement, capté par ma mère, de mon arrière-grand-mère qui chante en arabe. Ce moment est un hommage à nos grand-mères, ancêtres débarquées en France, avec la trace de leur langue, que parfois elles n’ont pas transmis, comme dans mon histoire. Ça été le point de départ de la recherche sur ces questions pour « Le Prénom ».

(photo: Susy Lagrange)
CT : Quelle est l’origine du projet La Colombe enragée ?
M.D. : Au départ, c’est un groupe de collègues et amies qui ont eu envie de se lancer dans la création en sortant de formation au centre chorégraphique James Carlès fin 2016. On a commencé à expérimenter, à tester, la création est venue naturellement. Je suis devenue la chorégraphe et la directrice artistique. On n’avait pas de contacts et d’argent, du coup on s’entraînait où on pouvait, et au fur et à mesure, on a politisé le fait de travailler dans l’espace public. Prendre la place avec la danse en tant que femmes, personnes sexisées (qui ont été confrontées au machisme) et aussi personnes issues de quartiers populaires et/ou racisées. S’adresser à un public qui n’est pas dans les théâtres comme nous, parler de sujets qui nous concernent et concernent les espaces qu’on occupe. On réfléchit ces questions en permanence, ce n’est pas seulement une équipe artistique.
CT : Comment ça fonctionne ? Quel est votre champ d’action ?
M.D. : On a plusieurs projets. D’abord des spectacles avec de la danse et des paroles, CAFEÏNE et Le Prénom, qui tournent là où on nous invite : festivals, association, centre culturels, etc. Ensuite des projets de territoires, en général dans les quartiers populaires, notamment depuis 2 ans à La Faourette. On y construit autour des envies des personnes du quartier rencontrées, avec comme biais le rap et la danse. Notre projet à La Faourette a abouti à la construction d’un collectif artistique intergénérationnel, avec un spectacle (“Nos Faourettes”) qui a été joué plusieurs fois en 2024 et 2025.
Depuis 5 ans, on travaille aussi en collaboration avec l’hôpital psychiatrique de jour Louise Bourgeois. Après avoir donné des ateliers, nous avons monté un projet de création mêlant patient.es, soignant.es et danseuses à La Chapelle des Carmélites. Il y a eu une tournée. Cette année nous avons fait une résidence au sein de tout l’hôpital, avec des ateliers spontanés, des répétitions publiques, des mises en mouvements collectif et une création finale inspirée des rencontres de la semaine. Nous donnons aussi des ateliers de danse et de rap dans différents endroits culturels et associatifs.
Le but est de partager l’art dans n’importe quel endroit et donner des espaces de valorisation et de rencontre ; surtout aux personnes marginalisées.
CT : Quels ont été les premiers retours sur la représentation du spectacle “Le prénom” ?
M.D. : Je reçois beaucoup de retours d’enfants d’immigrés qui se reconnaissent dans les manques, “le cul entre deux chaises” mais aussi sur la question du racisme. J’ai également des retours de la génération qui est arrivée en France et qui est très émue d’entendre l’importance que leur histoire à pour nous, la génération d’en dessous. Je sens dans les retours qu’il y a aussi l’importance de la représentation car on est très peu à être programmé. Il y a aussi des personnes blanches touchées sur les questions de transmissions, de liens familiaux… Des personnes font le retour aussi sur la notion de “je ne vois pas les couleurs”, certains sont vexés, d’autres disent qu’ils n’avaient pas réalisé que l’universalisme pouvait gommer les personnes non blanches… Les retours en général sont pleins d’émotions! C’est touchant que ça parvienne à marquer autant les gens.
La team colombe enragée
Porteuse de projet de La Colombe enragée, Maryem Dogui écrit les projets, choisit les équipes, et chorégraphie. Elle peut aussi compter sur Louv, la chargée de production et de diffusion, pour faire un peu de diffusion et de production. Melio Thomas et Opal Besseas sont à la régie son. Léon Lia, est rappeuse dans les projets de médiation et dans CAFEÏNE. Et enfin Marthe Mosser, Noah Fiossi, Fanny Delépine, Melissa Wyns sont danseuses et collaboratrices dans les projets de création, spectacles, cours de danse et médiation.