Série l’Algérie Chouf d’ici 3/4. Français d’origine algérienne, Hafid Saidi gère, avec son ami Zoubir, la pizzeria de La Fontaine, lieu bien connu du quartier Belfort, au coeur de Toulouse. C’est depuis ce repaire que depuis février, cet observateur averti suit le hirak, avec enthousiasme et vigilance. Rencontre.
Située dans le quartier Belfort, au centre ville, entre la gare et les boulevards, la pizzeria de la Fontaine est un lieu de rencontre et de création artistique, d’échange citoyen et politique. Au fil des années, ses gérants Hafid et Zoubir en on fait un lieu incontournable de la vie culturelle toulousaine. “Le projet, c’était de créer de l’activité culturelle, dans une dimension transculturelle “, résument-ils. Expositions, concerts, échanges, théâtre, lectures, débats, tout y est possible tant que ça se passe autour d’une pizza…Et forcément, l’Algérie se retrouve souvent dans les thématiques des soirées qui y sont organisées. “Nous sommes tous les deux algériens d’origine, donc il nous arrive régulièrement de faire des événements sur l’Algérie, en invitant des intellectuel.les et des écrivain.es algérien.nes, mais aussi venu.es d’ailleurs, explique Hafid. C’est important que tout le monde s’y retrouve, qu’on soit dans un esprit d’échange et de création.” De fait, la pizzeria accueille une vraie diversité culturelle, sociale, politique, idéologique… Et c’est depuis ce lieu, son repaire, que Hafid a suivi avec attention le déroulement des événements en Algérie ces derniers mois. Chouf Tolosa a recueilli les impressions de cette figure de la communauté algéro-toulousaine.
« Depuis son indépendance en 1962, l’Algérie a connu des décennies d’autoritarisme militaire et politique, mais aucun projet de société, résume-t-il. Quand on parle de corruption, il y a ceux qu’on arrête aujourd’hui : bien sûr, ils le méritent, ils ont volé le peuple algérien. Mais d’une certaine manière, le peuple aussi a participé à la dictature du pouvoir, à sa propre dictature… » Pour lui, les particularités historiques de l’Algérie (la domination coloniale française puis la libération du pays et l’autoritarisme mis en place depuis) ont aidé à « la mise en place d’une certaine culture de la domination ».
« Ce contexte a valorisé l’importance du statut social, et ce besoin a pu participé parfois à la mise en place de la dictature, en favorisant l’acceptation d’un fonctionnement, en s’y pliant pour faire comme les autres, estime-t-il. Le nationalisme a également été un instrument du pouvoir : les algériens sont des sentimentaux, ils aiment leur pays, il y a beaucoup de subjectivité, de passion, et par mauvais nationalisme, orgueil, fierté mal placée, il faut le dire, ils ont participé à l’instauration du pouvoir par la force. »
Selon Hafid, l’Algérie a connu « une vraie dictature du sens » à laquelle même les partis politiques d’opposition ont participé en jouant le rôle qui était attendu d’eux. « Ils étaient en représentation, théâtrale, dramaturgique, sans aucun projet de société. Et le pouvoir est spécialiste en matière d’injustice ».
A propos du Hiraq, il se montre à la fois enthousiaste sur l’élan populaire et prudent sur ses perspectives politiques : « ce que qu’on voit émerger est un rassemblement populaire hebdomadaire où les gens sans violence disent non au pouvoir et à tout ce qu’il représente. Et ils ont commencé par dire non au 5ème mandat ! On voit des algériens déterminés et unis mais c’est loin d’être une organisation. Sociologiquement, je peux l’analyser comme forme sociale, forme socio-historique. Statistiquement et politiquement, en revanche, difficile de dire quelle sont les parts de progressistes et d’islamistes qui le composent.
On a vu de l’intelligence populaire à travers les slogans dans les manifestations – on en a fait une exposition à la pizzeria de la Fontaine, d’ailleurs. Mais tout cela reste, selon moi, encore très ambigu politiquement. Les slogans, c’est la justice sociale et une 2ème République pour certains, mais d’autres mettent plutôt en avant la démocratie et la liberté d’expression… Rien n’est encore déterminé mais si chacun tire de son côté ce ne sera pas bon. Il faut qu’ils continuent d’être unis. Je suis content qu’il n’y ait pas de régionalisme dans le mouvement. Je suis Kabyle mais je n’aime pas mettre en avant cette identité spécifique. Il y a plein de communautés en Algérie, mais nous sommes des algériens avant tout. Je suis pour une Algérie unie. »
Faisant référence à Kameleddine Fekhar, militant mort en mai dernier des suites d’une grève de la faim entamée à son placement en détention, Hafid souligne que “les Algériens ont eu l’intelligence de construire un mouvement pacifique, qui empêche le pouvoir de faire violence à son peuple. Quand tu es opposant en Algérie, tu le paies… »
Selon lui, il y a aujourd’hui en Algérie, « des militants très intéressants, des gens impeccables, compétents, des cracks dans toutes les disciplines… Il faut laisser l’avenir aux jeunes, à du sang neuf, les laisser décider de la société qu’ils souhaitent mettre en place. Cette jeunesse doit prendre sa place dans la construction d’une Algérie nouvelle, quoi qu’ils veuillent pour elle.” Hafid se contenterait “même d’un modèle ultra-libéral tant que c’est ce que EUX le veulent”. Il est pourtant un brin nostalgique de l’effervescence idéologique post-indépendance : « Dans les années 1970, il y avait déjà la dictature, mais on ne la sentait pas comme ça. Il y avait des libertés individuelles et Alger, à l’époque, était la capitale des révolutionnaires du monde entier : Che Guevara, Castro, des révolutionnaires congolais, angolais, et beaucoup d’autres sont passés par l’Algérie… Tout ce beau monde était là, dans l’euphorie des suites de l’indépendance, à rêver d’un idéal socialiste. Mais comme l’ont dit Karl Marx et Rosa Luxembourg, les républiques démocratiques et populaires sont des sociétés qui instaurent des modèles dictatoriaux. »
Hafid termine en citant le poête chanteur kabyle Matoub Lounes, assassiné par le pouvoir en juin 1998 : « Je fais partie de ceux qui militent pour une Algérie meilleure et une démocratie majeure ».
Hafid Saidi est également sociologue et a notamment travaillé sur l’immigration maghrébine en France. Il est l’auteur des ouvrages Banlieue au pays des merveilles. De l’ethnicisation des problèmes sociaux au piège politique de l’identité nationale (2016, Ed. l’Auteur, 17 euros) et L’immigration en question : jeu social et enjeux idéologiques (Editions des écrivains, 2003, 17 euros)
L’ALGÉRIE CHOUF D’ICI, une série de Ben’s
Depuis le mois de février, le monde a les yeux fixés sur l’Algérie où est apparue une mobilisation historique contre le gouvernement alors en place et son président, Abdelaziz Bouteflika. Ce dernier a été contraint de démissionner de ses fonctions le 2 avril, poussé dehors par le peuple, fortement mobilisé partout dans le pays. Fort de cette première victoire, le mouvement continue : chaque vendredi se déroulent des manifestations pour demander un changement politique profond.
Un gouvernement provisoire mené par Nouredine Bedoui, a été mis en place depuis fin mars, jusqu’aux prochaines élections algériennes prévues initialement en juillet, puis annulées.
Pour tous mes amis algériens ou franco-algériens de Toulouse, la séquence est brûlante : il y a celles et ceux qui ont grandi là-bas et se sont un jour retrouvés ici, celles et ceux qui rêvent d’y retourner, d’autres qui ne veulent plus y remettre les pieds. Celles et ceux qui avaient fait le choix d’en partir, et d’autres qui n’avaient pas eu le choix. Et puis, celles et ceux né.e.s ici venant un peu ou beaucoup de là-bas, qui s’y sont retrouvé.e.s, d’autres pas, qui y sont allé.e.s, d’autres pas… L’idée était là, aller vers toutes et tous, les algérien.e.s de Toulouse, et interroger leurs regards, leurs craintes et leurs espoirs, pour l’Algérie de demain.
A lire également sur Chouf Tolosa, les épisodes 1 – « Aucun leader charismatique n’a encore émergé », 2 – « La seule chose qui me retient ici, ce sont mes enfants » et 4 – Oran en quête de liberté.