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« La seule chose qui me retient ici, ce sont mes enfants »

by Bens

Série l’Algérie chouf d’ici 2/4. Récit d’une soirée discussion, entre femmes d’ici et d’ailleurs, autour d’une table, dans une cuisine franco-algérienne de la Reynerie.

Discussion dans la cuisine de Blanche-Neige à la Reynerie (©Bens)

Il est aux alentours de 20h quand je débarque dans le quartier de la Reynerie. Je suis attendue chez Blanche-Neige (voir ci-dessous l’encadré Casting), la grande sœur de mon amie Mulan, pour aborder la situation de l’Algérie. En m’approchant d’elles qui sont d’origines algériennes, je peux croiser les regards de plusieurs générations de femmes d’une même famille sur la situation là-bas. Car trois générations de leur famille vivent ici : leur grand-mère est arrivée en France avec son mari à la fin des années 60. Avec dans leurs bagages, leurs enfants, dont les filles sont aujourd’hui mères (ou tantes) nées là bas. Et désormais, la génération de Mulan, qui sont nées ici. A l’idée d’être interrogées en tant que femmes sur la situation en Algérie, cette troisième génération, celle des « cousines » a vite exprimé le besoin de le faire à l’abri du regard de la grand-mère. Rendez-vous est donc pris dans la cuisine de Blanche-Neige ce soir, là où toutes les discussions entre cousines se passent.

CASTING
Par souci d’anonymat, nous avons attribué des noms de personnages aux protagonistes de cette histoire.
Blanche-Neige (car elle élève 5 nains) : la grande-soeur de mon amie Mulan, née ici, d’origine algérienne.
Mary Poppins (car elle a plus d’un tour dans son sac) : la tatie trentenaire, née en Algérie et arrivée en France à 2 ans.
Mulan (pour les combats qu’elle mène car elle est tous les jours le drapeau algérien sur le dos) : la petite sœur, née ici elle aussi.
Cendrillon (car nul ne méritait de lui mettre le soulier) : la cousine à la vingtaine, née ici aussi.
Rebelle (car elle en est une à l’année) : l’amie du quartier, Tunisienne.
Wendy : moi pour l’occasion, avec mes rêves et mes enfants perdus, comme à la Reynerie on m’a bien connu journaliste d’un soir.

L’Algérie…

Quand j’arrive, Blanche-Neige me lance : « Bon je vais m’habiller pour l’interview! », plaisantant sur le fait que je pourrais la filmer ou la photographier, car elle porte le voile. Passée à l’improviste, Cendrillon, leur cousine, est informée de la discussion programmée ce soir, où elles ont aussi convié Rebelle, leur amie tunisienne du quartier. Blanche-Neige chambre Cendrillon : « elle va te dire, Bouteflika, je crois que c’est un extra-terrestre ou un robot! » Rires. Après avoir répondu par un nom d’oiseau, Cendrillon explique « franchement, je suis Algérienne mais je connais rien ! ». Et effectivement, nous lui annonçons la démission de Bouteflika :
« – Arrête…il est mort? – Mais non ! Il a démissionné ! – Il y a des manifestations depuis un mois en Algérie, tu n’es pas au courant? » Cendrillon n’en a visiblement pas entendu parler. Nous lui faisons donc un “point-presse” sur les revendications des Algériens en terme de démocratie, et l’encourageons à aller regarder les images impressionnantes de la mobilisation. Nous sommes interrompues par le mari de Blanche-Neige, qui rentre justement d’Algérie il y a peu.
« -K., on cherche un président pour l’Algérie, ça te dit pas?
– Je suis président de chez moi, c’est déjà pas mal.
– Déjà beaucoup », lui répond sa femme. K. nous laisse sur la perspective du salon qu’il est en train de construire dans sa maison là-bas, pour qu’on puisse s’y retrouver un jour, comme ici dans la cuisine.

Mulan et Rebelle débarquent, suivies de près par Mary Poppins, la plus jeune tante de mes amies. C’est l’heure de servir le thé et de quoi nous restaurer, après un dernier renvoi des enfants au salon. Rebelle plaisante sur les slogans algériens qu’elle a entendu :
“- Ramenez du shampoing, ramenez du shampoing!” (les manifestants ont scandé ça quand la police leur envoyait de l’eau) et se lève pour mimer la scène, sous les rires de toutes, dans la cuisine. Elle reprend : “- Il y avait une chibania elle m’a beaucoup touchée, elle avait sorti le vieux drapeau algérien, celui d’avant, et elle disait qu’elle avait pas vu ça depuis l’indépendance algérienne… Franchement c’est bien, nous on a tout “niqué” “, faisant référence à la situation tunisienne. Nous nous accordons sur le contexte plus violent dans lequel s’est passé la révolution tunisienne, et je l’interroge sur la situation actuelle en Tunisie.
” Depuis la fin de Ben Ali, j’ai vu plein de choses qui ne se passaient pas avant en Tunisie, résume-t-elle, en faisant référence à la violence et à la délinquance. A l’époque de Ben Ali, il n’y avait pas de pitié. Les gens avaient peur. ” Elle reproche son laxisme au pouvoir en place face aux crimes, de plus en plus nombreux selon elle. Pour Rebelle, ” la Tunisie a besoin d’un président strict “. Au fil du débat dans la cuisine, je comprends qu’il s’agit de trouver le bon compromis entre liberté et ce qu’elle appelle sévérité. A ce sujet, Blanche-Neige s’inquiète, elle a peur que le départ de Bouteflika soit l’ouverture à une déstabilisation de l’Algérie. Mulan et Mary Poppins, quant à elles, voient l’opportunité pour le peuple algérien d’améliorer ses droits et donc la perspective d’une Algérie meilleure.

Mary Poppins prend la parole :
” – J’ai bon espoir, je suis sûre que ça va bien se passer… Inch’Allah. Jusqu’à présent, c’est l’argent qui faisait tes droits. Bouteflika, c’est pas vraiment le problème, c’est tout le gouvernement, le problème, tout le système, tout le FLN“. Sur ce revirement citoyen face à un FLN longtemps considéré comme sauveur de l’Algérie, elle explique : ” Je crois que les algériens ont été assez reconnaissant envers le FLN. On est comme ça nous, les algériens, quand tu nous fait du bien on s’en souvient, c’est ce qui s’est passé avec Bouteflika. Les Algériens n’ont rien “. Blanche-Neige la contredit : « euh, ils ont rien, ils ont rien… ils ont tous un dar (maison, en arabe) ». Marry Poppins reprend : ” oui, ils ont un dar, mais c’est tout. Oh, personne ne travaille en Algérie! Tous les jeunes sont au chômage! “. Elle regrette le manque d’investissement dans le social, auprès de ces jeunes sans qualifications et hors des bancs de l’école. Pour Marry Poppins, gouverner l’Algérie de demain c’est ouvrir la porte à toutes les communautés culturelles et religieuses qui y sont représentées : ” les kabyles, les sahraouis, les islamistes… et faire quelque chose qui ressemble à l’Algérie, forcer les communautés à vivre ensemble “.

Blanche-Neige remet la peine qu’elle a pour Bouteflika sur la table. Rebelle tique et demande si on va faire une ” soirée Bouteflika ” .
“- Il a fait une apparition, quelque chose?
– il y a eu une lettre…
– il l’a lu, la lettre ?
– non, il l’a tendu à un gars qui l’a lu. – moi, je crois qu’il est mort ! », plaisante Rebelle. J’interroge les filles sur ce qu’elles peuvent entendre dans leur famille. Blanche-Neige commence : ” D’après ce que dit K (son mari)… “, faisant marrer les cousines car elle prend souvent son mari en référence. Marry Poppins plaisante sur le fait que quand elle entend parler de l’Algérie, dans la famille, c’est pour demander la baisse des prix des billets d’avion et du bateau : ” Tout notre confort, quoi…”. Blanche-Neige parle des autoroutes, et notamment de celles qui, selon elle, ont été construites par les chinois. Nous parlons de cette présence de la communauté chinoise importante depuis quelques années en Algérie, et au détour d’un commentaire sur l’immigration malienne, s’en suit un débat sur deux immigrations : celle qui poserait ” problème ” et foutrait ” la merde ” et celle avec “de nobles raisons”.

La France…

Ce sujet nous ramène à la situation française. Banche-Neige l’affirme : ” La seule chose qui me retient ici, ce sont mes enfants, s’ils étaient d’accord, on irait vivre en Algérie, je reste pas ici. Je ne me sens pas bien, j’ai peur, je ne me sens pas en sécurité. L’autre jour, à Muret, en voiture, j’étais avec mes enfants, un homme est passé et m’a traité de sale arabe…“. Blanche-Neige porte le voile, et donc sa religion avec elle, et depuis 10 ans, elle ” n’ose pas prendre le métro toute seule et descendre en ville “. Sa sœur Mulan lui reproche ” de ne pas sortir davantage du quartier “. Pour elle, “c’est l’enfermement qui est la cause de tout ça.” Pour moi, entendre Blanche-Neige dire qu’elle pourrait plier et s’en aller est violent. Elle qui a autant droit que les autres à sa place dans la société française, ne doit pas s’effacer au profit de l’intolérance. Pour autant, comment ne pas respecter son libre choix de ne pas vouloir subir cela ? Blanche-Neige enchaîne en faisant l’éloge de toutes les simplicités administratives algériennes que lui permettrait sa situation financière d’ici, en Algérie. L’occasion pour Mary Poppins de lui faire remarquer que c’est “son envie de faire partie d’une autre classe sociale” que celle à laquelle elle est “reléguée” ici, qui la “motive.” Blanche-Neige conteste, et met en avant son “envie de pouvoir pratiquer plus facilement et librement sa religion. Avant de me voiler, je n’avais pas ce sentiment.” Mary Poppins confirme le racisme ambiant, qu’elle peut lire sur twitter et déplore ” la décomplexification d’une islamophobie toujours plus présente, notamment dans les médias”. Elle, ne se sent pas française. “J’arrive pas à faire ma carte d’identité. C’est qu’un papier et de toute façon on ne m’a jamais considéré comme française, on nous fait sentir nos origines… Au fond, je suis algérienne avant d’être française “. Elle rêve depuis toujours de vivre en Algérie qu’elle a quitté à l’âge de 2 ans. “Je te parle de corps, d’adn, je suis algérienne, pas française.” Je la chambre un peu sur la blondeur de sa teinture qui la fait bien passer dans la société française. La discussion dévie sur l’histoire de nos civilisations. Les moments de l’histoire où les peuples ont dû se croiser les uns les autres, et de la conservation de nos cultures. Et deux visions s’opposent dans la cuisine : d’un côté, Mary Poppins, qui revendique la préservation d’une certaine non mixité par souci de protection identitaire. De l’autre, moi, Wendy avec mes rêves et mes enfants perdus, qui revendique l’enrichissement par le mélange des cultures. La cloche du combat est sonnée.

Et nous dans tout ça?

Marry Poppins interroge la conservation de nos cultures et nos traditions. L’effacement identitaire que pourrait produire un excès de mélange. Dans mon prisme à moi, le mélange c’est forcément l’enrichissement des cultures.
Elle y voit une rupture dans la transmission de son histoire, moi une façon plus belle d’en écrire la suite. Elle voit la spécificité des identités s’y perdre, moi la multiplicité de nos identités s’y souligner.
S’en suivent des questionnements sur la culture : est-elle fixe ou au contraire bouge-t-elle avec nous ? Sur ce que l’on nous a transmis, ce qu’on voudrait transmettre à notre tour et puis ce que finalement on en transmettra… Ce qu’on peut choisir de garder, ou pas.
Nous nous retrouvons sur la primauté de la liberté de choix : pour Mary Poppins, en l’occurrence « celui de vouloir se marier avec un algérien de Relizane (comme elle), pour transmettre ma culture uniquement Algérienne ». A l’écoute bienveillante de nos histoires, de nos perspectives, et des raisons qui nous avait laissé nous emporter, la cloche sonne la fin d’un riche débat dans la cuisine. Ce n’est pas pour rien qu’a eu lieu ce « combat », chacune défendant bec et ongles le point de vue qu’elle porte par le prisme de sa propre histoire. C’est facile pour moi d’assumer la multiplicité de mon identité, puisque patte blanche quand même, contrairement à elle, on ne me la renvoie jamais à la figure. Facile pour moi de clamer la beauté de nos identités multiples, quand on lui renvoie toujours à elle qu’elle doit en choisir une. Simple pour moi de lâcher certains aspects de ma culture qui ne me conviennent pas, quand elle s’est toujours sentie arrachée à la sienne.

Finalement, cette discussion sur l’Algérie n’aura pas été si légère. Interroger le regard d’ici sur un pays d’origine, c’est interroger l’identité, mais c’est aussi et surtout interroger les conditions dans lesquelles on nous permet de la vivre. Retour au concret, Mulan intervient : “Et la pizza? Si il y avait pas eu d’échanges, on mangerait pas de pizzas!”.

L’ALGÉRIE CHOUF D’ICI, une série de Ben’s
Depuis le mois de février, le monde a les yeux fixés sur l’Algérie où est apparue une mobilisation historique contre le gouvernement alors en place et son président, Abdelaziz Bouteflika. Ce dernier a été contraint de démissionner de ses fonctions le 2 avril, poussé dehors par le peuple, fortement mobilisé partout dans le pays. Fort de cette première victoire, le mouvement continue : chaque vendredi se déroulent des manifestations pour demander un changement politique profond.
Un gouvernement provisoire mené par Nouredine Bedoui, a été mis en place depuis fin mars, jusqu’aux prochaines élections algériennes prévues initialement en juillet, puis annulées.
Pour tous mes amis algériens ou franco-algériens de Toulouse, la séquence est brûlante : il y a celles et ceux qui ont grandi là-bas et se sont un jour retrouvés ici, celles et ceux qui rêvent d’y retourner, d’autres qui ne veulent plus y remettre les pieds. Celles et ceux qui avaient fait le choix d’en partir, et d’autres qui n’avaient pas eu le choix. Et puis, celles et ceux né.e.s ici venant un peu ou beaucoup de là-bas, qui s’y sont retrouvé.e.s, d’autres pas, qui y sont allé.e.s, d’autres pas… L’idée était là, aller vers toutes et tous, les algérien.e.s de Toulouse, et interroger leurs regards, leurs craintes et leurs espoirs, pour l’Algérie de demain.
A lire également sur Chouf Tolosa, les épisodes 1 « Aucun leader charismatique n’a encore émergé » , 3Hafid, pizzeria avec vue (sur l’Algérie) et 4Oran en quête de liberté.

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