La mort de Nahel, tué par un policier à Nanterre le mardi 27 juin, a entraîné plusieurs nuits de révolte intenses dans les quartiers populaires. Comme souvent, le traitement médiatique s’est rapidement focalisé sur le coût des « émeutes ». Face à cette nouvelle mort, à la répression féroce des révoltes, et au parti pris raciste de nombreux médias, le désarroi est fort dans les quartiers.
La fin de l’année scolaire a été marquée par le meurtre du jeune Nahel, 17 ans, tué quasiment à bout portant d’une balle dans le thorax mardi 27 juin au matin, par un policier à Nanterre, et par les révoltes populaires qui ont aussitôt secoué de nombreux quartiers et villes en France. Trois semaines plus tard, les retombées catastrophiques de cette séquence semblent s’être fondues dans le climat de répression et de transition avec les vacances d’été comme dans un numéro d’illusionniste qui ne ferait plus apparaître que la violence des révoltes tout en faisant disparaître celle qui l’a vu naître – la mort violente d’un adolescent tué par un policier et filmée – et celle qui lui a succédé – la répression policière, judiciaire, politique et médiatique qui s’est abattue sur les quartiers et la société civile. Jusqu’à la mi-juillet, des dispositifs policiers spéciaux ont été mis en place pour les festivités du 14 juillet et deux manifestations ont été interdites : celle, annuelle, de la marche du Comité Adama du 8 juillet et celle organisée par des organisations et collectifs de familles de victimes de crimes policiers le 15 juillet. La première initiative qui s’est reportée sur la place de la République a été brutalement réprimée par des effectifs de la Brav-M avec notamment l’arrestation violente de Youssouf Traoré (le frère d’Adama Traoré) comme le montre la vidéo du journal Le Parisien ici.
Cet enchaînement nous renvoie à la citation célèbre de l’évêque brésilien Dom Helder Camara, mort en 1999, figure de la théologie de la libération, « évêque des bidonvilles » qui s’engagea contre la dictature brésilienne : « Il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés.
La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première.
La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres.
Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue. »
à Nanterre.
Alors que la surenchère de répression a eu un goût de vengeance avec l’envoi de blindés, du RAID et du GIGN dans certaines zones, de nouveaux morts et blessés graves et des peines de prison ferme pour des délits parfois très légers, la situation semblait être revenue plus ou moins « à la normale » mi-juillet même si certaines affaires commencent à remonter en plein cœur de l’été comme le cas du jeune homme atteint d’un tir de flashball à la tête et tabassé par un équipage de la BAC.
Mais dans les quartiers où Chouf Tolosa a pu prendre la température, rien n’est réglé, au contraire. Si peu de monde s’étonne de l’irruption de ce moment, beaucoup sont désabusés par l’absence de perspectives constructives qui en ressortent. Et le réveil est très dur face à des jeunes se retrouvant accablés de nouveaux problèmes, judiciaires notamment, dans des quartiers encore plus marqués et stigmatisés qu’auparavant quand ils n’ont pas été en partie ravagés. Loin de Toulouse, cette double peine pour les quartiers de France a été très bien illustrée par le coup de com’ du sénateur LR de Seine-Saint-Denis, Thierry Meignen, qui a annulé la Beach Mesnil, une aire de baignade estivale, pour « réparer les dégâts commis par les émeutiers » (voir l’article du Bondy Blog : Au Blanc-Mesnil, le maire « officieux » se paye un coup de com’ sur le dos des quartiers pauvres).
Si les espoirs des habitants mobilisés, acteurs de terrain et associatifs étaient encore là après les révoltes de novembre 2005 (consécutives à la mort de Zyed et Bouna à Clichy-sous-bois le 27 octobre 2005) pour reconstruire un mouvement de contestation organisé et un mouvement d’émancipation fort pour la génération qui émergeait, cette fois, la situation semble n’avoir jamais été aussi critique, la jeunesse aussi désespérée, et les acteurs sociaux aussi désemparés.
Depuis des décennies, ces actrices et acteurs de terrain n’ont eu de cesse de sonner l’alarme sur la situation des quartiers : l’enclavement, le démantèlement du tissu social et associatif ; l’échec scolaire ; les violences inter-jeunes ; les discriminations et le racisme persistants ; la violence de la police ; etc. Beaucoup ont agité le chiffon rouge durant la période de confinement pour alerter sur ce que la situation des quartiers révélait dans cette période de crise et disait des inégalités du pays. Nombreuses et nombreux encore ont crié leur ras le bol de compter leurs morts, souvent jeunes, tués par d’autres jeunes sur fond de trafic, et ce que cela racontait du délaissement de cette jeunesse sacrifiée par le reste de la société.
De tout temps, ces forces vives ont été les « premiers de cordée » en temps de crise, pour assumer les tâches essentielles et faire vivre la solidarité et le lien social quand plus rien n’est là, quand tout le monde se réfugie dans son confortable chez soi, à l’abri du risque. Elles ont su construire, dans l’hostilité, des points d’ancrage, d’organisation et de rencontre dans les quartiers et les cités où beaucoup ont abandonné. Elles ont permis de créer des espaces de survie, des îlots de résistance et de solidarité face à la misère, à la violence et au fatalisme. Les paroles qui émergent de ces espaces sont précieuses car elles laissent souvent entrevoir la lueur d’un espoir dans un contexte chaotique.
A condition, bien sûr, qu’elles soient écoutées.
D’un côté, les snaps parfois maladroits, décontextualisés où des jeunes gens se laissent souvent aller à la représentation caricaturale. De l’autre, les chaînes d’info en continu qui captent les paroles d’habitants dans des moments d’émotion, arrachés et recrachés, au lendemain d’incendies dans le quartier avant de laisser toute la place aux commentaires de personnalités politiques et médiatiques pour juger de la situation, chacun endossant son rôle et défendant ses intérêts sur le dos des quartiers et bien loin des réalités du quotidien. Seules sauvent la face quelques dignes paroles d’acteurs de terrain intègres et assez à l’aise avec la parole publique et les plateaux TV et parfois quelques journalistes intervenant sur ces chaînes avec classe et honnêteté (comme Nora Hamadi par exemple).
Aujourd’hui, le mal est fait, le mal est dit et beaucoup retiendront que le policier n’était pas tellement responsable (la cagnotte ouverte pour la famille de ce policier par Jean Messiha, figure de l’extrême-droite a récolté 1,6 million d’euros en une semaine), le jeune Nahel pas tellement victime et que, quoiqu’il en soit, tout cela ne méritait pas toutes ces violences causées par ces hordes de jeunes sauvages qui ont profité de la situation pour saccager. La narration est éprouvée et ficelée, c’est celle de l’extrême-droite française qui empoisonne le débat public et médiatique et libère chaque jour un peu plus l’émergence de paroles de haine et de démagogie pour toute une partie de la classe politique et médiatique.
A Toulouse, cette séquence douloureuse et violente nous a amené à prendre le temps de réfléchir et d’échanger avec les membres de l’équipe, mais aussi avec d’autres habitants et acteurs de terrain dans les quartiers. Nous avons pu entendre des hommes et des femmes de générations différentes, et notamment celles et ceux qui avaient 15 ou 20 ans lors des révoltes de 2005 ou celles de 1998 lorsque le jeune Habib, dit « Pipo », 17 ans lui aussi, avait été tué par des policiers à bout portant puis abandonné, agonisant le long d’un trottoir dans le secteur des Arènes. (Voir l’article Habib – Pipo, 20 ans après).
Certaines et certains, aujourd’hui parents, sont rongés par cette situation sans fin et font preuve d’autant de réserve que d’inquiétude pour ces jeunes qui pourraient être leurs enfants ou leurs petits frères et qui tombent irrésistiblement dans les mêmes « pièges », que ceux de leur génération : l’embrasement limité à leur quartier provoquant un feu de paille éphémère qui, une fois le signal lancé à l’attention de l’Etat, ne retombe que sur eux-mêmes, avec la répression policière et judiciaire et les dégâts, à plus ou moins long terme, pour le quartier.
Les questions restent ouvertes : Pourquoi n’y a-t-il une fois de plus, pas eu de convergence entre les quartiers et le reste de la population alors que l’on sortait justement d’un mouvement social massif ? Pourquoi aucune direction et suite ne semble émerger dans ce mouvement ? Pourquoi cette jeunesse n’a pas su tirer les conséquences des générations précédentes pour réussir à faire naître quelque chose de plus structuré de ce mouvement de révolte ? Quelle transmission existe-t-il (ou pas) de cette histoire des luttes d’émancipation dans les quartiers ?
L’été brûlant, dans tous les sens du terme, qui débute ici et ailleurs, n’apportera pas de réponse à ces questions qui ne sont pas nouvelles mais qui demeurent d’actualité. Chouf Tolosa reviendra vers vous en septembre avec un appel à témoignage et à contribution pour penser, ensemble, l’après révolte. Vous pouvez d’ores et déjà nous contacter si vous voulez nous confier vos témoignages ou contribuer d’une manière ou d’une autre.
