Série l’Algérie Chouf d’ici 4/4.“Et si tu venais avec nous à Oran cet été?”. C’est en répondant positivement à cette invitation lancée au printemps par mes amis algéro-toulousains que j’ai débarqué le 1er Juillet à l’aéroport Ahmed Ben Bella d’Oran. Accueillie par la famille de Mulan et bien déterminée à approfondir tout ce que j’avais appris, au fil de mes rencontres précédentes à Toulouse. Mais cette fois, loin du Mirail et d’Arnaud Bernard, en direct de la région Oranaise. Reportage.
A travers les rues d’Oran
Je découvre la vie oranaise au fil des sorties en famille, notamment celles organisées spécialement pour nous par H. et Kh qui sont “comme des cousins” algériens de Mulan. Et j’en profite pour en tirer quelques éclairages sur la société algérienne et son histoire, auprès de cette génération qui rode beaucoup en voiture, notamment la nuit.
Oran (Wahran en arabe) est la 2ème plus grande ville d’Algérie située à 432 km à l’Ouest de la Capitale, Alger, en bord de mer. La wilaya d’Oran (province oranaise) s’étend sur plus de 2000 km2, et rassemble 27 communes peuplées par plus d’un millions d’habitants. Arrivée “au bled”, l’enfant de France que je suis est forcément interpellée par la forte présence policière et militaire : barrages routiers, casernes et miradors armés le long des routes… Cette présence m’étouffe et me met sous pression. Mais je constate qu’elle peut aussi rassurer, comme c’est le cas pour la mère de Mulan, dont la mémoire reste très marquée par la décennie noire des années 1990 (1).
Tous les algériens de la région oranaise avec qui j’échange à ce sujet témoignent du flou existant sur cette sombre période. Il n’est pas rare d’entendre que ” les terroristes ont assassiné beaucoup de gens c’est certain, mais ce ne sont pas les seuls. Dans les années 1990, à 18h, c’était couvre-feux. » Pour beaucoup, le gouvernement a profité de cette période pour accroître l’emprise de sa dictature.
Au cours de mon séjour, lors de mes échanges, les expressions “les militaires” et ” la mafia “, désignant l’autorité du pouvoir militaire et sa corruption, reviennent sans cesse dans la bouche de mes interlocuteurs. Mais, comme la musique dans les voitures, disparaissent des discussions dès qu’apparaît un barrage…
Un soir, la question du service militaire s’invite à table. Kh. en a été exempté (cadeau de Bouteflika), H. lui, a eu du “zhar” (chance en arabe) : il y avait trop de monde le jour où il devait le faire…“Au 1er mandat de Bouteflika, il a donné beaucoup de dessert, pour après mettre la cerise sur le gateau, et beaucoup beaucoup de crème sur le peuple”, résume-t-il en riant. Pour eux, c’est simple : ” Depuis 1962, rien n’est légal en Algérie, c’est une grande mafia, avec de l’argent et des armes, qui a tout fait pour garder le contrôle. ”
Dans ce contexte persistant de main-mise de l’armée sur la société et les institutions, comment un tel mouvement populaire a-t-il pu être possible en Algérie ? ” Le 5eme mandat, c’était de trop. On a pas vu Bouteflika autrement qu’en photo pendant des années.”, répond Kh. Selon lui, le peuple, aidé par le grotesque de la situation, a dit “bezef !” (« trop » en arabe) au pouvoir et aux descendants du FLN, dont ils ont “sali la mémoire”. Pour Kh. et H., “la triche dans les votes, ce n’était plus possible. Si le peuple ne s’était pas réveillé, ils auraient remis Boutflika au pouvoir à moitié mort!”
Partout dans les villes, je croise sur les murs des tags à l’effigie du FLN (souvent barrés) : le gouvernement ne lésine pas sur les bombes de peintures pour tenter de reconstruire un lien avec un peuple totalement en rupture de confiance vis à vis de ses politiques.
Un vendredi au Hirak
Vendredi 5 Juillet 2019, Kh. nous emmène participer au Hirak. Aujourd’hui, c’est le 57ème anniversaire de l’indépendance algérienne mais également le 20ème vendredi de mobilisation contre le pouvoir dans tout le pays. Nous nous garons dans une rue adjacente au front de mer, pour rejoindre à pied la préfecture d’Oran, point de départ. Kh. a prévu pour moi un drapeau algérien, et partout autour de nous, de toutes les rues, des centaines d’algériens, hommes, femmes, anciens, jeunes, enfants, s’apprêtent comme nous à rejoindre la manifestation, sans qu’aucun rendez-vous n’ait été formellement annoncé. Vingt vendredi que c’est comme ça, juste après la prière de joumouaa (prière du vendredi) dans les plus grandes villes du pays.
Les chants commencent à être repris et scandés en cœur par la foule qui prend peu à peu de l’ampleur à l’approche de la Préfecture. Devant, une lignée de “CRS algériens”, et un peu plus haut, le principal dispositif policier prévu pour l’occasion : 5 ou 6 camions sont déployés. L’ambiance est très festive et détendue. Les manifestants lancent par petits groupes chansons et slogans, défendant la libération du peuple algérien et exigeant la déchéance des politiques toujours en place et la libération des prisonniers politiques.
“1962 Indépendance de l’Algérie, 2019 Indépendance du Peuple” a écrit un homme sur sa pancarte, qu’il tient tête haute, immobile. En regardant ces pancartes, et les tee-shirt que certains portent, je me souviens des mots de Hafid à Toulouse sur “toute l’intelligence populaire des slogans.”
Le Hirak commence sa déambulation, et redescend l’avenue qui rejoint le front de mer de Oran. Sous le pont, à côté de la Préfecture, on passe de longues minutes à chanter. Une coutume locale : “quand on passe en voiture sous les ponts, ici, on klaxonne… Avant, c’était pour témoigner de son soutien aux prisonniers de la prison de Oran”, d’après le récit que me fait Mulan. Une femme porte une pancarte “Vive l’Algérie, gardons l’espoir, nous diviser et casser le hiraq c’est impossible”. Le cortège est très hétéroclite. Des jeunes, des plus vieux, des gens venus seuls, ou en famille… Et on y sent une réelle solidarité. Les plus jeunes proposent de l’eau aux plus âgés (et certains sont très âgés), d’autres font des sadakas (en arabe fait de faire un don ) en distribuant des bonbons dans la foule. Certains portent un drapeau, un tee shirt aux couleurs de l’Algérie ou une banderole, d’autres, rien. Certains chantent, d’autres tapent des mains, d’autres sont juste là… Le mouvement a duré parce qu’il a été puissant. “Nous étions des millions dans les rues, le gouvernement ne pouvait rien faire. Mais ça n’aurait pas été possible autrement.” me répètent souvent H. et Kh.
Dans la foule, en marchant le long du front de mer, un grand-père, déambule seul, sa pancarte à la main, déterminé, sous la chaleur, réclamant une Algérie libre et démocratique. A côté, une jeune fille habillée d’un gilet noir passe, un sac plastique dans les mains. Elle s’occupe de ramasser tous les déchets derrière les manifestants. L’objectif : “Montrer que le peuple algérien mérite un gouvernement aussi propre que son peuple”…
La tête au ballon…
Pendant le Hirak, on fait souvent référence à la proximité entre la France et le pouvoir en place. Et, de fait, la France est bel et bien présente encore partout en Algérie… et en Afrique. Cela me saute aux yeux un soir, devant un match de football de la Coupe d’Afrique des Nations, installée dans un restaurant de Mostaganem. Dans les stades d’Egypte, la “Total Coupe d’Afrique des Nations” (l’entreprise et la Confédération Africaine du Football ont signé un partenariat de sponsoring pour 8 ans) donne une belle vitrine à des nombreuses entreprises françaises bien installées en Afrique…
Le football ici, est présent partout. Ça joue au ballon rond sur les city-stades, le long des routes dans les quartiers, ça ferme tôt les boutiques les jours de match, ça peint l’arbre devant son magasin aux couleurs de son pays… Chaque ville a son grand écran, comme chaque bar, snack, café ou restaurant. Et de toute façon, si il n’y a pas de télévision là ou tu te trouves, tu pourras toujours regarder le match avec celui que tu croise sur son portable. Pendant les matchs, le temps s’arrête, les souffles se retiennent, certains frôlent la syncope. Lors des victoires, tout le monde est en fête, chantant et dansant dans les rues.
La victoire de l’équipe nationale algérienne, acquise le 19 juillet, pendant cette période cruciale que le pays est en train de vivre, est celle de son peuple, qui en tire une force supplémentaire dans le combat qu’il est en train de mener.
La liberté passe par les barrages
Dans la voiture, l’hymne du Hirak, “Liberté” de Soolking et Ouled El Bahdja (clip à voir ici ) résonne souvent. Ce mot, ici, prend un sens bien différent. Difficile pour la jeunesse de se projeter dans l’Algérie d’aujourd’hui, c’est ce que j’ai compris durant mon séjour oranais. La loi, les codes de la société pèsent. Et H me l’assure : ” si j’arrive à avoir un visa pour la France un jour, cassez moi les jambes avec un marteau”. Usés d’un cadre dans lequel ils ont dû, malgré eux, prendre la mauvaise habitude de vivre, les algériens sont déterminés aujourd’hui à changer le cours de leur histoire, mobilisés sous un seul mot d’ordre : la liberté de leur pays et de leur peuple, malgré les peurs.
Au-delà du paradoxe entre la dure réalité de la vie et l’humour avec lequel les Algériens en parlent, il y a l’espoir d’un changement porté par le Hirak…“Peut-être que nous (leur génération), on ne le verra même pas… Ce sera long, mais moi j’y crois, il faut être patient, on a espoir, un jour, ça changera !” m’assure Kh. Ici, l’espoir est ancré dans les cœurs. Une nuit, H. m’explique “La liberté en Algérie, c’est sur la route !”. A Oran, j‘ai compris que la liberté n’a pas partout le même prix, et que celle qu’on porte au coeur, personne ne peut l’arrêter aux barrages.
La « décennie noire » est l’un des noms fréquemment attribué à la guerre civile qui a ravagé l’Algérie dans les années 90. Déclenchée suite à l’annulation, en décembre 1991, d’élections législatives remportées par le Front islamique du salut (FIS), elle a duré une dizaine d’années prenant fin au début des années 2000. Pris entre les forces gouvernementales de l’armée et de la police et plusieurs groupes armés se réclamant de l’islamisme (l’Armée islamique du salut – AIS- et le Groupe islamique armé- GIA -, notamment), le peuple algérien a payé un très lourd tribu à cet affrontement fratricide : au moins 150.000 personnes ont perdu la vie dans cette période, sans compter les milliers de disparus.
L’ALGÉRIE CHOUF D’ICI, une série de Ben’s
Depuis le mois de février, le monde a les yeux fixés sur l’Algérie où est apparue une mobilisation historique contre le gouvernement alors en place et son président, Abdelaziz Bouteflika. Ce dernier a été contraint de démissionner de ses fonctions le 2 avril, poussé dehors par le peuple, fortement mobilisé partout dans le pays. Fort de cette première victoire, le mouvement continue : chaque vendredi se déroulent des manifestations pour demander un changement politique profond.
Un gouvernement provisoire mené par Nouredine Bedoui, a été mis en place depuis fin mars, jusqu’aux prochaines élections algériennes prévues initialement en juillet, puis annulées.
Pour tous mes amis algériens ou franco-algériens de Toulouse, la séquence est brûlante : il y a celles et ceux qui ont grandi là-bas et se sont un jour retrouvés ici, celles et ceux qui rêvent d’y retourner, d’autres qui ne veulent plus y remettre les pieds. Celles et ceux qui avaient fait le choix d’en partir, et d’autres qui n’avaient pas eu le choix. Et puis, celles et ceux né.e.s ici venant un peu ou beaucoup de là-bas, qui s’y sont retrouvé.e.s, d’autres pas, qui y sont allé.e.s, d’autres pas… L’idée était là, aller vers toutes et tous, les algérien.e.s de Toulouse, et interroger leurs regards, leurs craintes et leurs espoirs, pour l’Algérie de demain.
A lire également sur Chouf Tolosa, les épisodes 1 – « Aucun leader charismatique n’a encore émergé », 2 – « La seule chose qui me retient ici, ce sont mes enfants » et 3 – Hafid, pizzeria avec vue (sur l’Algérie).